19 Juin 1945 - Existence fort paisible : nous vivons pratiquement en vase clos ; les camarades sont très chics et l’ambiance est fort agréable – Nous avons trouvé dans le Capitaine Poulet-Osier une tête de turc qui fait notre joie (footing to Ranchi...). Nous écoutons religieusement la radio chaque soir pour ne pas perdre le contact avec le monde extérieur et la satisfaction est grande de recevoir, en juillet, quelques lettres (les premières depuis plusieurs années), en réponse à celles écrites en Avril dernier – Les nouvelles de Chine sont mauvaises : situation tragique du point de vue matériel des 4000 français et Indochinois repliés au Tonkin – Attitude nettement plus hostile à leur égard des américains – Progrès du mouvement Viet Minh, ouvertement soutenu par les chinois – Le Général Alessandri a rejeté une proposition américaine qui avait pour objet d’évacuer en avion, sur les Indes tous les français de Chine (à l’exclusion des Indochinois) – Le Général a estimé qu’il était nécessaire de conserver en Chine des effectifs prêts à rentrer au Tonkin, avant les chinois dès que la situation le permettrait – L’opinion générale est que nos effectifs de chine épuisés par une retraite de 1500 Km et dénués de matériel sont inaptes à faire campagne avant 2 ou 3 mois – Le Général Alessandri doit tenir à son titre de « Commandant supérieur des troupes Françaises en Chine » -
En attendant, nous en pâtissons les premiers car tandis que l’E.M. De Kandy veut nous récupérer, celui de Kunming tient à nous garder pour grossir ses effectifs ; malheureusement comme il n’a aucun moyen, il ne fait rien pour nous – Finalement, après maintes récriminations, nous réussissons à toucher quelques « avances » sur des soldes en retard de 4 mois ! Nous pouvons ainsi faire figure à peu près honorable devant les officiers anglais dans leur cercle. Quelques visites : de 2 ingénieurs français, employés dans une exploitation pétrolière à 80 Km d’ici, à Santa Margharita et qui y invitent les camarades du Rest camp, d’un colonel toubib, venant de Calcutta pour déterminer les « récupérables » et les « rapatriables » - Je réussis à me faire mettre sur la liste des récupérables au 15 Août – Mes blessures sont complètement fermées et je souffre simplement encore un peu du côté gauche dès que je fais quelques Km - Car nous sortons aussi régulièrement que clandestinement, (le règlement de l’hôpital étant très sévère) avec le Capitaine Goerger, Py et Ferdinand. 3 choses à remarquer : la densité de la population musulmane et hindoue sur les bords du Brahmapoutre (qui a ici plusieurs Km de large) –
Dibrugarh est une ville très étendue, mal tracée, construite en briques, sans caractère – La saleté est repoussante : certaines rues sont absolument impraticables en période de pluie – La crasse est augmentée par la circulation absolument libre des vaches sacrées qui errent librement dans le marché, mangent des légumes aux étalages, pénètrent dans les habitations privées sans que personne trouve à y redire - ( A l’hôpital même, bien souvent, la nuit , les vaches pénètrent dans les chambres et laissent des bouses magnifiques que l’infirmier hindou, au réveil, enlève religieusement avec ses mains pour les porter dans la prairie voisine) – Beaucoup de chèvres, la chèvre étant sacrée chez les Sikhs -
Les inévitables commerçants chinois, gras et indifférents, et qui font un marché noir scandaleux avec la Chine par l’intermédiaire des camions qui sillonnent jour et nuit la route de Birmanie – Quelques tibétains, reconnaissables à leurs cheveux noirs très longs et à leurs pagnes multicolores, proposent sur la place publique des verroteries aux américains – Le nombre de femmes hindoues que l’on voit dans la rue est infime : elles sortent très rarement, le visage voilé et presque toujours dans d’inénarrables carrosses jaunes ou vert tendre – Le contraste entre l’aisance d’un certain nombre de commerçants hindous : marchands de tissus, bijoutiers fort nombreux... L’extrême misère de la moyenne de la population est frappante -
L’attitude des anglais vis à vis des hindous – Très différend de la notre à l’égard des Indochinois – La ville anglaise, aérée, confortable, comportant de charmants cottages au milieu de jardins bien entretenus, bâtie le long du Brahmapoutre, est nettement distincte de la ville indigène – On sent que les rapports entre anglais et Hindous sont réduits au strict minimum ; les premiers ignorent et je crois bien, méprisent les seconds – C’est peut être pour cela que les officiers hindous recherchent volontiers notre compagnie : nous sommes moins distants (et nous ne sommes pas occupants). Le cercle militaire s’intitule anglo-indian, mais on n’y voit à peu près jamais un homme de couleur – Les officiers anglais y boivent sérieusement un mauvais whisky, sans glace et, le samedi soir seulement, à la sortie du cinéma du club des Planteurs, s’y enivrent régulièrement - Les officiers hindous, quand ils se débrident, n’hésitent pas à exprimer des sentiments anti-anglais forts violents – La faible participation anglaise à la campagne de Birmanie les écœurent - Mais la tolérance anglaise à l’égard des indigènes est très grande : beaucoup plus grande que la notre à l’égard des Indochinois – La province d’Assam est administrée, à titre anglais, par 2 ou 3 fonctionnaires seulement, demeurant à Shillong, la capitale. Tous les autres fonctionnaires sont hindous : comme en Indochine, paraît-il, la concussion y règne en maîtresse - Le Lieutenant Karry nous emmène un jour, après une inénarrable tournée en camionnette et voitures à buffles, visiter sa compagnie (si tant est que les individus que nous voyons puissent constituer une troupe) où il n’y a pas un anglais...
Les journaux hindous impriment des articles d’une violence extraordinaire contre les anglais (comme l’amiral Decoux n’en aurait jamais toléré à son égard, dans la presse annamite), notamment au moment des incidents de Syrie où les Hindous font pertinemment remarquer aux anglais qu’avant de s’intéresser si fort au sort des populations syriennes, ils feraient mieux de résoudre dans le même sens, les problèmes de l’Inde - A l’extérieur de la ville, les immenses plantations de thé sont des modèles du genre : propreté impeccable – Allées rectilignes – Factoreries modernes - [ ] de coolies qui, portant les paniers de feuilles de thé sur leur tête, cheminent à l’hombre des grands arbres plantés régulièrement au milieu des théiers -
L’emprise américaine sur l’Assam : toute la région entre Chabna et Ledo (100 Km de long) est un immense campement américain – Une quarantaine de terrains d’aviation – des hôpitaux de campagne – des ateliers – Des cantonnements et, sur toutes les routes, notamment celle de Kunming, une incessante circulation, de jour et de nuit, de véhicules de toutes sortes – Les américains ont doublé la voie ferré Chabna – Calcutta et en assurent eux mêmes l’exploitation – Leurs contacts avec les anglais ne paraissent pas très cordiaux – Grâce à eux nous pouvons faire de très nombreuses promenades dans toute la région